CHAPITRE NEUF

Le petit matin. Dans le hall d’entrée de la grande demeure des Stratford, Ramsès observait le mouvement des aiguilles délicieusement ouvragées de l’horloge. La grande aiguille se posa sur le chiffre romain correspondant à douze et la petite sur celui marquant le quatre. Un carillon mélodieux retentit.

Les chiffres romains. Partout où il portait ses regards, il les voyait. Sur les pierres d’angle, aux pages des livres, sur les façades des édifices. En fait, l’art, la langue, l’esprit de Rome baignaient toute cette culture et la reliaient avec force à son passé. Même le concept de justice, qui exerçait une telle influence sur Julie Stratford, ne venait pas des barbares qui avaient jadis imposé à ces terres leurs idées de loi révélée et de vengeance tribale, mais des tribunaux et des juges de Rome tant inspirés par la raison.

Les grandes banques des changeurs d’argent ressemblaient à des temples romains. De grandes statues de marbre de personnages en costume romain se dressaient en tout lieu. Les maisons sans charme qui bordaient cette rue avaient de petites colonnes romaines et même des péristyles.

Il regagna la bibliothèque de Lawrence Stratford pour s’installer à nouveau dans le confortable fauteuil de cuir. Pour son propre plaisir, il avait disposé des bougies dans toute la pièce, et il bénéficiait maintenant du type d’éclairage qu’il aimait. Il y avait de grandes chances pour que la petite domestique pousse des cris d’horreur en découvrant la cire fondue un peu partout, mais cela n’avait pas d’importance.

Il aimait cette pièce qui avait été celle de Lawrence Stratford – ses livres, son bureau, son gramophone qui jouait « Beethoven », ce curieux ensemble de trompes et de cors qui ressemblait à une chorale de chats.

Il avait pris possession des biens de cet Anglais aux cheveux blancs qui avait violé le silence de son tombeau.

Toute la journée, il avait porté les habits lourds et encombrants de Lawrence Stratford. Maintenant, il se sentait plus à l’aise dans le « pyjama » de soie et la robe de chambre de satin de Lawrence Stratford. Ce qui l’avait le plus étonné dans le costume moderne, c’étaient les chaussures de cuir. Les pieds humains n’étaient pas faits pour endurer ce genre de protection. C’était bien plus qu’il n’en eût fallu à un soldat au cœur de la bataille. Et pourtant, même les pauvres portaient ces instruments de torture – bien que certains eussent assez de chance pour avoir à leurs semelles des trous qui permettaient à leurs pieds de respirer.

Ramsès ne put s’empêcher de rire. Après tout ce qu’il avait vu aujourd’hui, voilà qu’il philosophait sur les chaussures. Ses pieds ne lui faisaient plus mal. Pourquoi continuer à y penser ?

Il y avait tant de choses merveilleuses, tant de choses à étudier ! Depuis son retour du musée, il avait parcouru cinq ou six livres de la bibliothèque de Lawrence Stratford. Il avait lu des exposés complexes et risibles sur la « Révolution industrielle ». Il avait cherché à approfondir les idées de Karl Marx, une pure absurdité selon lui. Voilà un homme riche qui écrivait sur les pauvres sans connaître la démarche de leur esprit. Il avait longuement regardé le globe terrestre pour se souvenir du nom des continents et des pays. La Russie, voilà un pays intéressant. Quant à l’Amérique, c’était bien le plus mystérieux de tous.

Puis il avait lu Plutarque, ce menteur ! Comment ce fourbe pouvait-il oser dire que Cléopâtre avait séduit Octave ? Quelle idée monstrueuse ! Il y avait chez ce Plutarque quelque chose qui lui rappelait les vieillards en train de jacasser sur les places publiques.

Mais pourquoi penser à tout cela ? Il était en proie à une certaine confusion. Quelque chose le troublait, mais quoi ?

Il ne s’agissait pas de toutes les merveilles modernes qu’il avait découvertes depuis ce matin ; pas plus que de la rude langue anglaise qu’il avait rapidement maîtrisée ; ni même des siècles écoulés depuis qu’il avait fermé les yeux. Non, ce qui l’étonnait, c’était la façon dont son corps se régénérait – ses blessures qui guérissaient, ses pieds qui ne connaissaient plus la douleur, le cognac qu’il buvait et qui ne lui faisait pratiquement pas d’effet.

Les douleurs mentales l’épargneraient-elles autant que les maux physiques ?

C’était impossible. Mais, dans ce cas, comment se faisait-il que sa petite expédition au British Museum ne l’eût pas fait hurler de douleur ? En silence, il avait déambulé parmi les momies, les sarcophages et les manuscrits dérobés à toutes les dynasties de l’Égypte, même à l’époque où il avait quitté Alexandrie pour rejoindre son tombeau dans les collines. Celui qui souffrait de voir tout cela, c’était Samir, cet homme à la peau dorée et aux yeux aussi noirs que l’avaient été ceux de Ramsès. De grands yeux égyptiens, les mêmes après des siècles innombrables. Samir, son fils.

Il ne faudrait pas croire que les souvenirs n’étaient pas nets. Ils l’étaient. C’était hier, lui semblait-il, qu’il avait vu les hommes sortir le cercueil de Cléopâtre du mausolée et le descendre au cimetière romain, près de la mer. L’odeur de la mer, il lui suffisait de le désirer pour la humer à nouveau. Il entendait les pleurs tout autour de lui, il sentait les pierres crever le cuir souple de ses sandales.

Elle avait demandé à être ensevelie à côté de Marc Antoine. Il s’était fondu dans la foule, dissimulé dans les plis de son manteau, et avait écouté les pleureuses. « Notre grande reine est morte. »

Son chagrin avait été immense. Pourquoi ne pleurait-il pas aujourd’hui ? Il contemplait le buste de marbre de la reine et la douleur ne l’accablait pas.

« Cléopâtre », dit-il à voix basse. Il la revit, non pas femme sur son lit de mort, mais jeune fille venue le réveiller : Lève-toi, Ramsès le Grand. Une reine d’Égypte t’appelle. Sors de ton profond sommeil et sois mon conseiller en cette époque d’affliction.

Non, il n’éprouvait ni joie ni peine.

Cela voulait-il dire que sa capacité à souffrir avait été affectée par l’élixir puissant qui œuvrait dans ses veines ? À moins qu’il ne s’agît d’autre chose ; il avait dormi, mais il avait tout de même pris conscience du temps qui passe. Avant même que les rayons du soleil n’éveillassent son corps, il avait compris que des centaines d’années s’étaient écoulées.

Peut-être était-il si abasourdi par tout ce qu’il avait découvert en ce XXe siècle que ses souvenirs n’avaient pas totalement recouvré leur intensité émotionnelle. La douleur lui reviendrait et il pleurerait sans pouvoir s’arrêter, au bord de la folie – incapable de saisir toute la beauté qui s’offrait à lui.

Il avait bien éprouvé un sentiment proche de la panique quand, au musée de cire, il avait découvert l’effigie vulgaire de Cléopâtre et le personnage risible d’Antoine. Cela l’avait apaisé de retrouver les rues tapageuses de Londres. Il l’avait entendue pleurer dans son souvenir : « Ramsès, Antoine se meurt. Donne-lui ton élixir ! Ramsès ! » Cette voix qui lui semblait extérieure à lui-même, il n’avait pu la faire taire. Cela le troublait de la voir si grossièrement représentée. Et son cœur avait frappé dans sa poitrine comme ces marteaux pneumatiques qui brisaient le pavé londonien.

Qu’est-ce que cela pouvait bien faire que la figurine de cire de Cléopâtre ne fût qu’une pâle image de sa beauté ? Ses propres statues ne lui ressemblaient en rien, et pourtant il avait conversé au soleil avec les artisans qui les avaient édifiées ! Personne ne s’attendait que l’art public eût quelque ressemblance avec les modèles de chair et de sang – du moins jusqu’à ce que les Romains se missent à ériger un peu partout des portraits d’eux-mêmes.

Cléopâtre n’avait rien d’une Romaine. Cléopâtre était grecque et égyptienne. Mais le plus horrible était qu’elle représentait pour les hommes du XXe siècle une chose qu’elle n’avait jamais été. Elle était devenue le symbole de la licence, alors qu’elle possédait une multitude de talents étonnants. On avait mis en lumière un défaut et oublié tout le reste.

Oui, c’était cela qui l’avait choqué au musée de cire. On se souvenait d’elle, mais pas pour ce qu’elle était. Une prostituée fardée sur une couche de soie.

La maison était silencieuse. On n’entendait que le tic-tac de l’horloge.

Un plateau de pâtisseries était posé devant lui. Il y avait aussi du cognac, des oranges et des poires dans une coupe de porcelaine. Il devrait boire et manger, car cela le calmait toujours.

Il ne voulait pas connaître une fois de plus la douleur, n’est-ce pas ? Mais cela lui faisait peur, parce qu’il ne voulait pas perdre sa vaste expérience des sentiments humains. Ce serait pareil à la mort !

Certes, s’il pensait à Julie Stratford endormie dans son lit, son esprit et son cœur vibraient à l’unisson. Il rit doucement en choisissant une pâtisserie et la dévora. Il aurait voulu dévorer Julie Stratford. Ah, cette femme splendide, cette reine moderne aux attaches fines qui n’avait pas besoin de royaume pour affirmer son caractère royal ! Si intelligente et si forte ! Il valait mieux qu’il ne pense pas trop à cela, sinon il grimperait à l’étage et enfoncerait sa porte. Il se précipiterait sur elle, lui arracherait ses vêtements, caresserait son jeune corps brûlant et la prendrait avec fougue sans qu’elle pût dire quoi que ce fût !

Non. Tu ne peux faire cela. Agis de la sorte et tu détruiras l’objet de ton désir. Julie Stratford méritait de l’humilité et de la patience. Il l’avait su dès qu’il l’avait vue déambuler dans la bibliothèque, dès qu’elle lui avait parlé dans son cercueil sans se douter qu’il l’entendait.

Julie Stratford était, de par son corps, son esprit, mais aussi sa volonté, le mystère fait femme.

Il but encore un peu de cognac. Délicieux. Il tira longuement sur son cigare. Il trancha l’orange avec son couteau et en savoura la chair juteuse.

Le cigare emplissait la pièce d’un parfum plus capiteux que l’encens. Du tabac turc, voilà ce que Julie lui avait expliqué. Il n’avait pas compris ce que cela signifiait, mais, maintenant, il savait. Il avait feuilleté un petit livre intitulé Histoire du monde et avait découvert beaucoup de choses à propos des Turcs et de leurs conquêtes. Il se rappelait la première phrase du chapitre consacré aux Turcs : « En un siècle et demi, l’Europe tout entière était tombée sous les coups des hordes barbares. » Les détails seraient pour plus tard.

Le gramophone s’arrêta. Il se leva, s’approcha de l’appareil et prit un autre disque. Celui-ci avait un titre étrange, Comme un oiseau dans une cage dorée. Pour une raison inconnue, cela lui fit penser à Julie et il eut à nouveau envie de l’étouffer de baisers. Il posa le disque sur le plateau et mit le bras en place. Une voix féminine et nasillarde s’éleva. Il rit. Il se versa un peu de cognac et vibra au son de la musique.

L’heure était venue de se mettre au travail. La nuit touchait à sa fin, les premières lueurs de l’aube apparaissaient déjà. Aux bruits de la ville qui s’éveille s’ajoutait le chant lointain des oiseaux.

Il se rendit dans la cuisine froide et obscure, y trouva un « verre », puisque c’est ainsi que l’on nommait ce genre d’objets étonnants, et l’emplit d’eau.

Puis il revint dans la bibliothèque et examina la longue rangée de pots d’albâtre. Ils paraissaient intacts. Aucun d’eux n’était fêlé. Rien ne manquait. Il y avait aussi son petit brûleur, prêt à l’usage, et ses flacons. Il n’avait besoin que d’un peu d’huile. Ou d’une bougie consumée à l’extrême.

Il repoussa sans ménagement les rouleaux et installa le petit brûleur. Il mit la bougie en place et souffla la flamme.

Il scruta à nouveau les pots. Sa main fut plus prompte que son esprit à en choisir un. Et, quand il étudia la poudre blanche, il sut que sa main ne l’avait pas trompé.

Oh, si seulement Henry Stratford avait trempé sa cuillère dans ce pot-ci ! Quel choc cela lui aurait causé de voir son oncle changé en un lion furieux lui arracher la tête !

Il comprit brusquement que ces poisons effrayaient peut-être les hommes de son temps, mais qu’ils ne dissuaderaient en rien les savants de cette époque moderne. On pouvait très bien prendre les pots, en donner le contenu à des victimes animales et, par déduction, découvrir l’élixir. Ce serait même assez simple.

Pour l’heure, seuls Samir Ibrahaim et Julie Stratford avaient connaissance de l’élixir. Ils ne divulgueraient jamais leur secret. Lawrence Stratford avait, pour sa part, traduit en partie son récit. Son carnet se trouvait quelque part, mais où ? Ramsès avait été incapable de mettre la main dessus. Il y avait aussi les papyrus.

Qu’importe. Cette situation ne pouvait durer éternellement. Il devait porter sur lui l’élixir. Naturellement, il était toujours possible que la mixture eût perdu sa virulence. La poudre reposait au fond de ce pot depuis quelque deux mille ans.

Avec le temps, le vin se changeait en vinaigre ou même en un quelconque liquide parfaitement imbuvable. Et la farine ne devait pas être plus comestible que du sable.

La main tremblante, il versa les granules dans la coupelle métallique du brûleur. Il tapota le pot pour s’assurer qu’il ne restait rien au fond. Puis il ajouta de l’eau et tourna doucement avec son doigt.

Il ralluma la bougie. Quand le mélange fut en ébullition, il réunit ses flacons – ceux qui se trouvaient sur la table, plus deux autres qui étaient dissimulés dans un coffret d’ébène.

Quatre gros flacons pourvus de bouchons d’argent.

Le changement eut lieu en quelques secondes. Le liquide bouillonnant émettait une vague lueur phosphorescente. Il avait un aspect inquiétant, et il n’était pas difficile de l’imaginer en train de brûler les lèvres de quiconque s’essaierait à le boire. Tel n’était pourtant pas son effet. Il n’avait rien fait à Ramsès quand, des siècles auparavant, il l’avait goulûment avalé, prêt à souffrir pour être immortel ! Il n’avait pas éprouvé la moindre douleur, non, pas la moindre.

Il versa soigneusement le contenu de la coupelle dans les quatre flacons. Quand elle fut moins chaude, il la lécha, puis il referma les flacons et, à l’aide de la cire de la bougie, les scella. Tous, sauf un.

Il plaça trois flacons dans la poche de sa robe de chambre. Et il emporta dans le jardin d’hiver le quatrième flacon, celui qui n’était pas bouché. Dans la pénombre, il contempla les fougères et les vignes vierges qui couraient dans la serre.

Il choisit une fougère en pot et versa un peu d’élixir dans le terreau humide. Il fit de même avec un bougainvillier, dont les fleurs rouges étaient rares et fragiles parmi le feuillage sombre.

Mettre plus de quelques gouttes par pot serait de la folie. Quand il eut fait le tour du jardin d’hiver, le flacon était encore à moitié plein. Si la magie était encore efficace, il le saurait dans quelques instants. Il se tourna vers le plafond de verre, teinté par la faible lueur du soleil. Le dieu Râ dispensait ses premiers rayons.

Les feuilles des fougères se mirent à bruire, à s’allonger ; de tendres pousses se déroulaient. Le bougainvillier frémissait sur ses tuteurs, çà et là apparaissaient de grosses fleurs rouges. La serre tout entière était le théâtre d’une croissance accélérée de toutes ses plantes. Ramsès ferma les yeux et frissonna.

Comment avait-il pu jamais croire que l’élixir avait perdu ses vertus ? Pourquoi cette substance, une fois créée, serait-elle moins immortelle que lui-même ?

Il mit le flacon dans sa poche. Il ouvrit la porte de service et sortit dans l’aube pluvieuse.

 

Henry avait une telle migraine qu’il ne distinguait pas les visages des deux inspecteurs. Il rêvait encore de cette créature, de cette momie, quand ils l’avaient réveillé. Terrorisé, il avait pris son arme et en avait relevé le chien avant de la fourrer dans sa poche.

Il avait ouvert la porte. S’ils avaient l’intention de le fouiller…

« Tout le monde connaissait Tommy Sharples ! » dit-il. La colère prenait le pas sur la peur. « Tout le monde lui devait de l’argent ! C’est pour ça que vous me réveillez au point du jour ? »

Il regardait d’un air stupide le dénommé Galton, celui qui brandissait la pièce à l’effigie de Cléopâtre ! Comment avait-il pu être si imprudent ? S’enfuir en laissant la pièce dans la poche de Sharples !

« Vous avez déjà vu cela auparavant, monsieur ? »

Reste calme. Il n’y a pas la moindre preuve contre toi. Sers-toi de ton indignation, ainsi que tu as toujours su le faire.

« Elle provient de la collection de mon oncle. La collection Ramsès. Comment vous l’êtes-vous procurée ? Elle devrait être au coffre à cette heure.

— Une question se pose à nous, dit celui qui s’appelait Trent. Comment M. Sharples l’avait-il en sa possession ? Et pourquoi l’avait-il sur lui quand il a été tué ? »

Henry se passa les mains dans les cheveux. Si au moins sa migraine pouvait se calmer. Si au moins il pouvait s’absenter une minute, boire un verre et mettre de l’ordre dans ses idées.

« Reginald Ramsey ! s’écria-t-il en regardant Trent droit dans les yeux. C’est bien comme ça qu’il s’appelle, hein ? Cet égyptologue, celui qui réside chez ma cousine. Juste Ciel, mais qu’est-ce qui se passe dans cette maison ?

— M. Ramsey ?

— Vous l’avez interrogé, n’est-ce pas ? D’où vient-il, cet homme ? » Son visage s’empourprait tandis que les deux policiers le considéraient en silence. « Est-ce que je dois faire votre travail à votre place ? D’où il vient, ce salaud ? Et qu’est-ce qu’il fait dans la maison de ma cousine ? »

 

Ramsès marchait depuis une heure. Il faisait froid. Les imposantes demeures de Mayfair avaient cédé la place aux taudis des pauvres. Il foulait des rues étroites, en terre battue, semblables aux ruelles des villes du passé – Rome ou Jéricho. Des charrettes avaient laissé leurs traces dans la boue. Cela sentait le purin.

De temps à autre, quelque pauvre hère le regardait sous le nez. Il n’aurait certainement pas dû sortir dans sa robe de chambre de satin. Mais cela importait peu. Il était redevenu Ramsès l’Errant. Ramsès le Damné qui traversait cette époque. L’élixir n’avait rien perdu de sa vigueur. Et la science de ce siècle n’était pas plus prête à l’accueillir que celle des autres époques.

Regarde ces malheureux, ces mendiants couchés dans la rue. Sens la puanteur de cette cabane, avec sa porte ouverte comme une bouche qui aspire de l’air pur.

Un clochard s’approcha de lui.

« Vous auriez pas une petite pièce, monseigneur ? J’ai rien mangé depuis deux jours. Une petite pièce…»

Ramsès poursuivit son chemin. Ses pantoufles étaient souillées par les caniveaux.

Ce fut alors le tour d’une jeune femme de l’aborder. Elle toussait de manière déchirante.

« Vous voulez vous donner du bon temps, mon prince ? J’ai une belle petite chambre. »

Oh oui, il aurait volontiers eu recours à ses services, et la fièvre la rendait encore plus excitante. Elle bomba le torse et s’obligea à lui sourire malgré la douleur qui lui déchirait la poitrine.

« Pas aujourd’hui, ma jolie », murmura-t-il.

Il semblait que cette rue, car c’était bien d’une rue qu’il s’agissait et non pas d’un cloaque, l’avait conduit à un champ de ruines. Des bâtisses calcinées, puant la fumée, se dressaient tels des fantômes.

Là aussi campaient des pauvres. Un bébé pleurait quelque part. La faim, certainement.

Il continua de marcher. Il entendait la cité revenir à la vie autour de lui. Ce n’étaient pas des voix humaines qu’il percevait, mais des bruits de machines. Un sifflet de train dans le lointain. Un moteur de véhicule automobile qui lui fonçait dessus !

Il se jeta contre le mur. Il s’en voulait. Dans ce genre de circonstance, il était si vulnérable.

Il regarda quelque chose au milieu de la chaussée et se rendit finalement compte qu’il s’agissait d’un pigeon mort, un de ces gros oiseaux gris qu’il avait vus dans tout Londres et qui nichaient sous les fenêtres. Celui-ci avait été heurté par le véhicule et l’une de ses ailes avait été broyée par une roue.

Le vent qui soufflait dans ses plumes lui donnait comme un semblant de vie.

Soudain, un souvenir, très ancien mais encore très vivant, l’arracha au présent et le replongea cruellement dans une autre époque, un autre pays.

Il se tient dans l’antre de la prêtresse hittite. Vêtu pour le combat, la main sur le pommeau de son glaive de bronze, il regarde les colombes blanches qui décrivent des cercles au soleil.

« Elles sont immortelles ? » lui demande-t-il. Il lui parle dans la langue rude et gutturale des Hittites.

Elle a un rire de folle. « Elles mangent, mais elles n’ont pas besoin de nourriture. Elles boivent, mais elles n’ont pas besoin d’eau. C’est le soleil qui leur conserve leur force. Ôte-le et elles dormiront, mais elles ne mourront pas, mon roi. »

Il scrute son visage si vieux, si ridé. Son rire l’irrite.

« Où est l’élixir ? lui demande-t-il.

— Tu crois donc que c’est une grande chose ? » Comme ses yeux brillent quand elle s’approche de lui ! « Que se passerait-il si le monde était empli d’êtres qui ne meurent pas ? De leurs enfants, et des enfants de leurs enfants ? Cet antre recèle un terrible secret, le secret de la fin du monde ! »

Il tire son glaive. « Donne-le-moi ! » rugit-il.

Elle n’a pas peur. Elle sourit.

« Et s’il te tue, mon farouche Égyptien ? Nul être humain ne l’a jamais bu. Nul homme, nulle femme et nul enfant. »

Mais il a déjà vu l’autel et la coupe contenant le liquide blanc. Il a vu la tablette posée à côté et recouverte de minuscules lettres semblables à des coins.

Il s’avance vers l’autel. Il lit les mots. Est-ce là la formule de l’élixir de vie ? Des ingrédients communs que lui-même aurait pu réunir sur les rives et dans les champs de sa terre natale ? Quelque peu incrédule, il confie la formule à sa mémoire sans imaginer un seul instant qu’il ne l’oubliera jamais.

À deux mains, il s’empare de la coupe et boit. Le rire de la prêtresse retentît dans le lointain, les parois immenses de l’antre lui font écho.

Et puis il se retourne en s’essuyant les lèvres du revers de la main. Ses yeux s’écarquillent, son visage frémit, son corps se raidit comme lorsqu’il se trouve sur son char de guerre et qu’il lève son glaive pour entraîner ses hommes au combat. La prêtresse a reculé d’un pas. Qu’a-t-elle vu ? La chevelure de Ramsès parait agitée d’une brise légère, ses cheveux gris tombent pour être remplacés par des cheveux bruns ; ses yeux noirs prennent la couleur du saphir – surprenante transformation qu’il constatera par lui-même lorsqu’il se verra dans le miroir.

Comme il se sent léger et puissant ! Il pourrait s’envoler !

« Alors, prêtresse, qu’est-ce que tu vois ? La vie ou la mort ? »

Mais revoici subitement les rues de Londres, comme si tout cela ne s’était produit que quelques heures auparavant ! Cet instant était si vivant dans sa mémoire, il entendait encore le battement des ailes des colombes. Pourtant sept cents ans s’étaient écoulés entre ce jour et celui où il était entré au tombeau pour son premier long sommeil. Et deux mille depuis qu’on l’avait éveillé pour le ramener à la tombe quelques années plus tard.

Oui, revoici Londres, et le XXe siècle. Il éprouva un tremblement violent. À nouveau, le vent humide et porteur de fumées vint caresser les plumes du pigeon gris qui gisait dans la rue. Il s’avança vers l’oiseau, s’agenouilla et le prit dans ses mains. Ah, créature fragile ! Si pleine de vie l’instant d’avant, et maintenant outre vide, bonne au rebut, même si le duvet blanc voletait encore sur son poitrail.

Oh, comme le vent glacé le faisait souffrir, comme la vue de cet oiseau mort lui déchirait le cœur !

Il tint l’oiseau dans sa main droite et, de la gauche, se saisit du flacon d’élixir à demi entamé. Il dégagea le bouchon d’un coup de pouce et fit couler quelques gouttes dans le bec.

Il ne s’écoula pas une seconde avant que l’oiseau ne réagît. Les minuscules yeux ronds s’entrouvrirent, les ailes claquèrent violemment. Il le lâcha et l’oiseau s’envola avant de tournoyer sous un ciel chargé de plomb.

Il le regarda jusqu’à ce qu’il eût disparu. Immortel désormais. Capable de voler à tout jamais.

Un autre souvenir lui revint, silencieux et vif comme un assassin. Le mausolée ; les salles de marbre, les piliers et la longue silhouette de Cléopâtre qui se presse à ses côtés alors qu’il s’éloigne toujours plus du corps sans vie de Marc Antoine, allongé sur la couche dorée.

« Tu peux le faire revenir ! lui crie-t-elle. Tu sais que tu le peux. Il n’est pas trop tard, Ramsès. Donne-nous ton élixir, à Marc Antoine et à moi-même ! Ramsès, ne te détourne pas de moi ! » Ses longs ongles lui déchirent le bras.

Fou de rage, il se retourne et la gifle violemment. Hébétée, elle s’écroule, secouée de sanglots. Comme elle est frêle, presque hagarde, avec ces halos noirs sous ses yeux.

L’oiseau avait disparu dans le ciel de Londres. Le soleil brillait un peu plus fort derrière les nuages menaçants.

Sa vision se troubla, son cœur se mit à battre sauvagement dans sa poitrine. Il pleurait, sans pouvoir se retenir. Ô dieux, comment avait-il pu croire que la douleur lui serait pour toujours épargnée ?

Il s’était éveillé après des siècles dans une torpeur bienveillante, et maintenant cette torpeur s’évanouissait, la chaleur de son amour et de son chagrin l’envahirait pleinement bientôt.

Il contempla le flacon au creux de sa main. Il fut tenté de le briser, de laisser son contenu se répandre dans cette rue sordide. Il emporterait les autres flacons loin de Londres et verserait l’élixir dans les champs, avec les seules fleurs pour témoins.

Mais pourquoi agiter de si vaines pensées ? Il connaissait le secret de la fabrication de l’élixir. Il avait mémorisé les mots inscrits sur la tablette. Il ne pouvait détruire ce qui était à jamais gravé dans son esprit.

 

Samir descendit du fiacre et parcourut à pied les cinquante derniers mètres, les mains enfoncées dans les poches, le col relevé pour se protéger du vent. Arrivé à la maison qui marquait le coin de la rue, il gravit les marches et frappa.

Une femme entièrement vêtue de noir entrebâilla la porte avant de faire entrer le visiteur. Ce dernier pénétra dans une pièce encombrée où deux Égyptiens fumaient et lisaient les journaux du matin ; les étagères et les tables étaient chargées de produits d’origine égyptienne. Un papyrus et une grosse loupe reposaient sur la table.

Samir se pencha sur le papyrus. Rien d’intéressant. Il aperçut, posée contre un mur, une longue momie jaune dont les bandelettes étaient assez bien conservées.

« Ah, Samir, ne t’inquiète pas, lui dit le plus grand des deux hommes, un certain Abdel. Nous ne vendons que du faux. Tout ceci est l’œuvre de Zaki, tu le sais bien. Il n’y a que celle-ci…» L’homme indiqua la momie. « Elle est tout à fait authentique, mais indigne de toi. »

Cela n’empêcha pas Samir d’étudier de plus près la momie.

« C’est le rebut d’une collection privée, dit Abdel. Ce n’est pas pour toi. »

Samir hocha la tête et se retourna vers Abdel.

« J’ai appris par hasard que certaines pièces rares datant de la reine Cléopâtre ont fait leur apparition, dit Abdel sur un ton enjoué. Ah, si je pouvais mettre la main sur l’une d’elles !

— J’ai besoin d’un passeport, Abdel, dit Samir. Des papiers officiels. Très rapidement. »

Abdel ne répondit pas immédiatement. Il vit avec intérêt Samir glisser la main dans sa poche.

« Il me faudrait aussi de l’argent. »

Samir exhiba la pièce d’or à l’effigie de Cléopâtre.

Abdel s’en empara et l’examina.

« De la discrétion, mon ami, lui dit Samir. De la rapidité et de la discrétion. Abordons les détails, veux-tu ? »

 

Oscar était de retour. Cela risquait de poser un problème, se dit Julie. Rita pouvait fort bien se mettre à jacasser. Heureusement qu’Oscar ne l’écoutait jamais. Il la prenait pour une folle.

Julie descendait l’escalier quand elle trouva son majordome en train de refermer la porte d’entrée. Il tenait un gros bouquet de roses, et il lui tendit l’enveloppe qui les accompagnait.

« Cela vient d’arriver, mademoiselle, dit-il.

— Oui, je sais. »

Avec soulagement, elle vit que cela émanait d’Elliott, pas d’Alex, et elle se hâta de lire le mot.

« Appelez le comte de Rutherford, Oscar. Dites-lui que je ne pourrai dîner chez lui ce soir. Je le rappellerai personnellement un peu plus tard. »

Il allait s’éloigner quand elle tira l’une des roses du bouquet. « Mettez-les dans la salle à manger, Oscar », dit-elle. Elle huma le parfum des fleurs et en caressa les pétales du bout des doigts. Qu’allait-elle faire avec Alex ? Il était certainement trop tôt pour prendre une décision, mais chaque jour qui passait rendait les choses encore plus difficiles.

Ramsès. Où était-il ? La porte de la chambre de son père était ouverte, mais le lit n’avait pas été défait.

Elle courut jusqu’au jardin d’hiver. Avant même d’en atteindre la porte, elle vit le magnifique bougainvillier chargé de fleurs rouges.

Dire qu’hier elle n’avait pas même remarqué ces merveilles ! Et les fougères… Magnifiques ! Et les lys qui s’étaient ouverts un peu partout.

« Quel miracle ! » dit-elle.

Elle vit Ramsès assis dans un fauteuil en rotin. Il était déjà vêtu de manière splendide en prévision des aventures qui l’attendaient. Cette fois-ci, il n’avait commis aucune erreur. Comme il était beau et noble ! Sa chevelure paraissait plus ample et ses grands yeux bleus étaient emplis d’une sombre mélancolie quand il la regarda. Alors son visage s’illumina et il lui adressa son sourire le plus irrésistible.

Elle éprouva une crainte momentanée. Il semblait au bord des larmes. Il se leva et s’approcha d’elle afin de lui effleurer le visage du bout des doigts.

« Quel miracle que tu es ! » dit-il.

Le silence se fit. Elle aurait voulu se jeter à son con. Elle le regarda intensément, puis tendit la main et lui caressa le visage.

À sa grande surprise, il se recula et la baisa au front de manière assez solennelle.

« Je veux aller en Égypte, Julie. Tôt ou tard, je devrai retourner en Égypte. Que ce soit maintenant. »

Comme il avait l’air las et misérable en disant cela. Ses yeux paraissaient plus grands et plus sombres. Oui, elle avait raison – il était sur le point de pleurer.

« Oui, dit-elle, nous irons en Égypte, toi et moi ensemble…

— Ah, c’est ce que j’espérais. Julie, cette époque ne pourra jamais m’appartenir tant que je n’aurai pas dit adieu à l’Égypte, car l’Égypte est mon passé.

— Je comprends.

— Je veux l’avenir ! » Sa voix n’était plus qu’un murmure. « Je veux…» Il s’arrêta, incapable de poursuivre. Il plongea la main dans sa poche et en ressortit une poignée de pièces d’or.

« Pouvons-nous acheter un navire avec cela, Julie, une embarcation qui nous conduira de l’autre côté de la mer ?

— Laisse-moi faire, lui dit-elle. Nous partirons. Assieds-toi et prends ton petit déjeuner. Je sais que tu es affamé, tu n’as pas besoin de me le dire. »

Il rit malgré lui.

« Je m’occupe de cela tout de suite. »

Elle alla dans la cuisine. Oscar préparait le plateau du petit déjeuner. Cela sentait bon le café, la cannelle et les petits pains qui sortent du four.

« Oscar, téléphonez immédiatement à l’agence de Thomas Cook. Faites réserver deux billets pour Alexandrie pour M. Ramsey et moi-même. Voyez si nous pouvons partir aujourd’hui. Dépêchez-vous, je vais servir le petit déjeuner. »

Il était abasourdi.

« Mais, mademoiselle Julie, les…

— Allez-y, Oscar, appelez tout de suite, il n’y a pas de temps à perdre. »

Elle emporta le lourd plateau dans le jardin d’hiver. À nouveau, la splendeur des fleurs la surprit, l’émerveilla. Les orchidées pourpres étaient aussi belles que les lys jaunes.

« Dire que je n’avais rien remarqué, dit-elle. Tout est en fleurs. Comme c’est beau…»

Il se tenait près de la porte et la regardait de son air triste.

« Oui, c’est très beau…»

 

La Momie
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